August 12, 2007
CENDRARS... SUR LA LECTURE
Extrait :
Paris, port-de-mer
[…] depuis ma plus tendre enfance, depuis que maman m’a appris à lire, j’avais besoin de ma drogue, de ma dose dans les vingt-quatre heures, n’importe quoi, pourvu que cela soit de l’imprimé ! C’est ce que j’appelle être un inguérissable lecteur de livres ; mais il y en a d’autres, d’un tout autre type, la variété en est infinie, car les ravages dus à la fièvre des livres dans la société contemporaine tient du prodige et de la calamité et ce que j’admire le plus chez les lecteurs assidus, ce n’est pas leur science ni leur constance, leur longue patience ni les privations qu’ils s’imposent, mais leur faculté d’illusion, et qu’ils ont tous en commun, et qui les marque comme d’un signe distinctif (dirai-je d’une flétrissure ?), qu’il s’agisse d’un savant érudit spécialisé dans une question hors série et qui coupe les cheveux en quatre, ou d’une midinette sentimentale dont le cœur ne s’arrête pas de battre à chaque nouveau fascicule des interminables romans d’amour à quatre sous qu’on ne cesse de lancer sur le marché, comme si la Terre qui tourne n’était qu’une rotative de presse à imprimer.
Un des grands charmes de voyager ce n’est pas tant de se déplacer dans l’espace que de se dépayser dans le temps, de se trouver, par exemple, au hasard d’un incident de route en panne chez les cannibales ou au détour d’une piste dans le désert en rade en plein Moyen Age. Je crois qu’il en va de même pour la lecture, sauf qu’elle est à la disposition de tous, sans dangers physiques immédiats, à la portée d’un valétudinaire et qu’à sa trajectoire encore plus étendue dans le passé et dans l’avenir que le voyage s’ajoute le don incroyable qu’elle a de vous faire pénétrer sans grand effort dans la peau d’un personnage. Mais c’est cette vertu justement qui fausse si facilement la démarche d’un esprit, induit le lecteur invétéré en erreur, le trompe sur lui-même, lui fait perdre pied et lui donne, quand il revient à soi parmi ses semblables, cet air égaré, à quoi se reconnaissent les esclaves d’une passion et les prisonniers évadés : ils n’arrivent plus à s’adapter et la vie libre leur paraît une chose étrangère.
[…]
Chadenta, par exemple, était un lecteur pur, qui lisait pour lire, sans jamais broncher, un athlète de lucidité, mais il avait le vice de la collection ou une déformation professionnelle de libraire et ne pouvait vivre hors de sa bibliothèque ; Rémy de Gourmont, qui ne pouvait également pas vivre hors de sa bibliothèque, lisait pour faire le vide, non pas autour de soi, mais en soi, comme s’il eût été la proie de je ne sais quel vertige moral qui le tourmentait secrètement et le retournait comme saint Laurent sur le gril ; Paul Prado, réaliste, cosmopolite, mondain et pas désintéressé pour un sou, lisait entre autre dans le but de doter sa petite patrie pauliste de ses titres de noblesse et son immense fortune lui permettait d’acheter des documents originaux, les exemplaires uniques, les livres rarissimes, tout un passé oublié, pour constituer une bibliothèque orgueilleuse et en faire don à sa ville natale : t’Serstevens lit, prend des notes marginales pour éclairer sa lanterne, comparer, comprendre, s’instruire, rire, n’être pas dupe et, bien équilibré comme il l’est, jouir, mieux jouir de la vie, des sens et de l’esprit, mais lui aussi possède une bibliothèque et ne peut vivre longtemps séparé d’elle ; quant à moi, j’ai déjà dit que je suis un intoxiqué de l’imprimé et qu’il me faut ma dose journalière. Si cette brute de Korzakow m’a amputé de bonne heure de ma bibliothèque, il ne m’a pas guéri de mon vice, et je dois lire, et c’est pourquoi, depuis qu’il a vendu mes caisses de livres, je rôde de part le monde, tombant d’improviste chez des amis qui se demandent ce que je viens faire chez eux, m’enfermant tout le jour dans ma chambre ou me retirant dans les bras à la campagne ou au fond du parc pour dévorer leur bibliothèque avec frénésie, surtout si elle contient la collection des Mémoires de l’histoire de France ou des Chroniques de navigation lusitaniens et des Œuvres complètes car j’ai le sadisme de vouloir épuiser un auteur en lisant non seulement tout ce qu’il a pu écrire, depuis A jusqu’à Z, mais encore tout ce qu’on a pu écrire sur lui !
C’est de la folie. Il n’y a pas de fin à la lecture. Certains lisent méthodiquement. D’autres oublient de vivre pour prendre des notes savantes dont ils ne savent que faire et accumulent et oublient par la suite. D’autres encore vivent dans la fiction. Tous, nous sommes dans l’imaginaire et quel drôle de cortège qui défile clopin-clopant et parade, des esprits très divers, mais tous avançant au pas du canard chinois et barbotant du bec à la recherche de Dieu sait quelle maigre pitance mentale, sous les huées, sous les risées, mais fier chacun de son infirmité particulière et chacun gardant son quant-à-soi, captifs libérés, prisonniers d’une noble cause, chacun a son idée, chacun a son image de la Vie. Un livre, un miroir déformant, une projection idéale. La seule réalité ou c’est tout comme.
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